[LIVE] Les SPAMS au Paddy Rock ou la question posée du vol de l'âme par les photographes

La semaine dernière, profitant d’un passage de mes amis des SPAMS, je me suis décidé à retourner dans le célèbre pub du PADDY à Chailly en Bière (77) pour enfin, y faire quelques images. Je suis assez attaché à ce lieu pour diverses raisons mais il se prête mal à la photographie notamment depuis que la scène a été déplacée dans le fond de la salle, dans une grotte basse de plafond et au ras du sol. Mais bon, armé de mon Fuji XT4 et du 90mm f2 R LM WR, je me sentais de taille à affronter les pires conditions de lumière et à faire une petite séance de portraits quand, Steve (le chanteur) me lance : « tu vas encore essayer de voler nos âmes » ! Je vérifie, oui, j'ai bien enlever le cache de mon objectif et me dois donc de considérer l’idée de Steve. Puis-je voler leurs âmes par mes images ? C’est un concept tellement simpliste et faux qu’il me semble si facile de le balayer d’un revers de manche. Et pourtant, à bien y réfléchir, et puisque "image" est aussi l’anagramme de "magie",  cela vaut peut-être la peine de de creuser un peu dans cette affirmation d'une peur technologique. D’ailleurs, est-ce que la peur de perdre son âme se limite à la simple ignorance du procédé photographique ou repose-t-elle sur des concepts plus profondément ancrés en nous ? 



Le photographe est-il bien armé pour jouer les chasseur d'âmes ?

Outre des peuplades primitives souvent disparues, certains groupes religieux redoutent, aujourd’hui encore, la photographie. C’est le cas de certaines communautés amish ou musulmanes suivant leurs interprétations des textes sacrés. Ainsi certains religieux musulmans ont interdit farouchement toute forme de dessins et d’images représentant toute chose dotée d’une âme, dont les êtres humains mais aussi parfois les animaux. Leur lecture littéraliste les a donc amenés à l’interdiction de la photographie, voire de la filmographie, par extension. (Je vous invite à lire cet article sur le sujet  et celui-ci paru dans Le Point) Idem pour certains Amish, pour qui, les photographies de membres de la communauté peuvent être considérées comme des « images gravées » ou des « idoles » qui violeraient donc leur second commandement biblique. Pour certains Amish, le problème du consentement devient important, étant donné qu’une participation active par rapport à une photographie d’eux-mêmes est considérée comme de l’orgueil, qui est un péché capital.







Donc, si on considère que certaines personnes ont véritablement cru que la photographie pouvait voler leur âme, comment analyser cette affirmation sans définir ce qu’est une âme ? Le processus photographique repose sur une captation de lumière pendant un certain temps. Alors, peut raisonnablement poser l’hypothèse que l’âme est faite de lumière ? Sinon, pourquoi s’inquiéter qu’une boîte noire percée d’un trou et conçue pour capter une quantité définie de lumière puisse capturer l’âme ? Ensuite, nous pouvons aussi nous demander à quel moment cette capture de l’âme aurait lieu. ? Est-ce que cela arrive lorsque l’obturateur s’ouvre, quand la lumière traverse les lentilles ou bien lorsque la lumière atteint le négatif ou les photosites ?

Poursuivons. Est-ce la prise de la photographie qui emprisonne l’âme ou son impression sur un support. Le partage d’un fichier électronique a-t-il le même résultat ? Et qu’en est-il des autres représentations artistiques type peinture figurative ? Enfin, est-ce que votre âme a été volée à la première image que l’on a faite de vous ? Peut-on vous voler plusieurs fois votre âmes ? 

On peut encore pousser beaucoup plus loin le questionnement !

L’âme est-elle un tout, ou bien est-elle divisible ? Que se passe-t-il si deux photographies sont prises de la personne ? Que se passe-t-il avec un appareil numérique lorsque l’âme atteint le capteur ? Est-ce que chaque pixel contient une partie de l’âme ? Est-ce qu’un fichier jpeg contient une âme compressée dont une partie s’est perdue en route et donc, est-ce qu’un fichier RAW permet de ré-assembler l’âme complète ? 







Si l’on accepte que l’âme est faite de lumière et que cette lumière se compose de longueurs d’ondes colorées, peut-on croire que des photographies en noir et blanc volent l’âme ? Et que penser à propos de la lumière invisible sous forme de rayonnement infrarouge (IR) renvoyée par chacun de nous ? Et que penser de l’imagerie médicale ? Est-ce qu’un gastroentérologue peut accidentellement voler votre âme en prenant une image de votre colon ou un radiologue de votre cheville ? L’âme a-t-elle été volée dès la première échographie du bébé ? Enfin, question existentielle à notre époque, une personne peut-elle voler sa propre âme avec un selfie ? Mais notre pensée est peut-être trop étriqué ! Je l’ai dit, image et l’anagramme de magie alors peut-être se passe-t-il tout autre chose. Peut-être même que l’âme est désintégrée et quitte le corps pendant le selfie pour se recomposer lorsque l’image est postée sur Facebook ? J’arrête là ce questionnement pour nous conduire un peu plus à une profonde introspection.







L'âme d'une photographie ne résiderait-elle pas plutôt dans ce qu'elle révèle de nous ?

En dépit de l'abondance d'images, d'Instagram, Facebook et TikTok la plupart d'entre nous regrette de n'être pas vus pour ce que nous sommes ou pensons être vraiment. Par ailleurs, et toujours pour la plupart d'entre nous, la plus grande partie du monde, y compris celle qui se trouve juste en face de nous, ici, dans la rue, demeurera à jamais inconnue et invisible. Voilà qui souligne plusieurs paradoxes modernes : 

- de plus en plus d'images ne nous permettent pas pour autant de voir plus et mieux, 

- de plus en plus de réseaux sociaux ne nous permettent pas de nous voir tel que nous sommes,

- les avancées technologiques n'ont pas fait disparaitre nos peurs de l'image

Nous sommes encore ces personnes apeurées, parfois même haineuses, lorsque l’on capte notre image. Il existe d’ailleurs une multitude de raisons plus ou moins valables à cela. Dans cette rue où nous croisons pourtant chaque jour les innombrables accros du selfie et des dizaines caméras de vidéosurveillance sans sourciller, lorsque nous rencontrons l’objectif d’un photographe, nous nous crispons immédiatement ! Pourquoi ? 

Sans doute parce que nous réalisons tout d’un coup que nous sommes visibles. Qui plus est, nous ne sommes pas juste pris en photo mais nous devenons l' objet de l’image. Alors, il y a celles et ceux qui l’acceptent très bien, et en jouent même, et il y a les autres, ceux qui prennent peur. J'ai déjà écrit plusieurs articles sur le sujet du droit à l'image mais cette peur va bien au-delà d'un problème d'utilisation. Elle a des ancrages profond en nous. Elle survient parce que l'espace de quelques secondes, il se passe quelque chose d'incroyablement suspect : une personne inconnue s'est intéressée à notre existence.

Pourtant, la photographie est un excellent moyen pour combattre cette peur, ses peurs. En effet, la photographie crée un lien d'observation réciproque. Pointer mon objectif vers ces inconnus me force à les regarder , à les voir. Et cela vous oblige, vous spectateur, en parcourant mes séries à prendre conscience de la présence de ces inconnus qui vous entourent et vous ne voyez pas malgré leur présence quotidienne. Et parce que, sur ces images, c'est parfois vous qui êtes le sujet, elles vous obligent aussi, à vous voir ! 







Se voir au travers du regard de l’autre n’est pas toujours chose aisée. Annick Martinez a publié une longue et très intéressante réflexion sur ce rapport que l’on peut avoir à la photographie. Elle évoque le malaise que l’on peut avoir face au cérémonial photographique où il est si difficile d’être soit même et de se trouver conforme à l’image que l’on souhaite renvoyer de soi. Elle y évoque aussi l’essai de Susan Sontag, On Photography, (en 1977, traduit en 2000 Sur la Photographie, P. Blanchard, Christian Bourgeois, Paris) qui évoque longuement le fait que la photographie est un prolongement de l’individu et qu’en conséquence, photographier, c’est s’approprier, dominer et posséder par substitution. "Aux yeux de Sontag, les photographies sont aussi un instrument de pouvoir car elles possédaient il y a peu encore, une présomption de vérité leur conférent autorité".(...) "La photographie est alors la vérité, (...) la pièce à conviction, (...) ce qui a été". Les images sont devenues une façon d’emprisonner une réalité. Paradoxalement, plus nous consommons d’images, plus nous ressentons le besoins d’en avoir d’avantage. Une fuite en avant qui peut s’avérer angoissante et destructrice.

Sontag dit aussi que «prendre une photographie c’est s’intéresser aux choses telles qu’elles sont (…) c’est être complice de tout ce qui rend un sujet intéressant, digne d’être photographié, y compris, quand c’est là que réside l’intérêt, de la souffrance ou du malheur d’un autre » Pour cela, le photographe se met en position de réceptivité et d’ouverture face à ce qui se passe devant lui sans pour autant intervenir. La seule action du photographe est de voir, cadrer et appuyer sur le déclencheur. En somme, si le photographe sait piller et dénoncer, il sait aussi revêtir le rôle du poète en préservant et consacrant ce qu’il regarde.

« Dans ce désert morose de clichés, telle photo, tout d’un coup (…) m’anime (…). La photo existe pour moi (…) elle sort de la banalité, de l’indifférence.(…) Un détail sur une photographie, un objet partiel qui nous attire, nous surprend ou nous amuse lors de notre lecture. (…) par la marque de quelque chose, la photo n’est plus quelconque : elle prend une valeur » supérieure et différente à nos yeux. C’est quelque chose qui fait tilt.









Annick Martinez étudie ensuite le pouvoir d’évocation d’une photographie de la nostalgie d’un moment passé jusqu’au souvenir pour faire face à la perte d’un être aimé en passant par les blessures, la mélancolie et l’amour.

« Les photographies témoignent de l’œuvre de la dissolution incessante du temps, mais paradoxalement, la présence sur le papier de l’autre exorcise partie l’angoisse » suscitée par son absence. "L’image devient ainsi un objet transitionnel permettant de gérer l’angoisse de séparation tout en conservant le lien. Dans ce contexte, les photographies se présentent comme des ponts, des passages intermédiaires faisant le lien entre moi et l’autre". Donc, à l’aide de ces ponts émotionnels que sont les photographies, l’individu peut se remémorer, revivre, fantasmer, rêver, intégrer le passé, le présent et même imaginer le futur. C'est sans doute là que réside l'âme d'une photographie, dans ce qu'elle renvoie de nous et donne à voir aux autres. Ted Grant, un photographe canadien, disait "Quand vous photographiez les gens en couleur, vous photographiez leurs vêtements. Mais quand vous photographiez les gens en noir et blanc, vous photographiez leur âme ! "

Moi, quand j'écoute mes copains des SPAMS, je me demande si, de toutes manières, ils n'ont pas vendu leurs âmes au diable pour être si bons ! Quand à savoir si la musique a une âme, je vous laisse en débattre mais ce soir là, le Paddy Rock avait retrouvé un peu de la sienne.



"Les yeux sont le miroir de l'âme" nous dit Cicéron (De Oratore, III, 22) Et il est vrai que nous sommes souvent saisis par les portraits de ces inconnus du monde entier regardant franchement l'objectif de Steve McCurry par exemple ! "Quand vous photographiez un visage... vous photographiez l'âme qui se cache derrière." ajoutait Jean-Luc Godard.





















La poésie dévoile la vision de l'âme et la photographie l'âme de la vision. Monique Moreau

L'art de la photographie est d'immortaliser des portraits muets, et d'en faire naître des portraits parlants. Remy Donnadieu

A mon avis, vous ne pouvez pas dire que vous avez vu quelque chose à fond si vous n'en avez pas pris une photographie. Emile Zola

On photographie les objets pour les chasser de son esprit. Franz Kafka

Nous faisons des photos pour comprendre ce que nos vies signifient pour nous. Ralph Hattersley

Prendre une photo, c'est comme donner un morceau de son âme. Vous permettez à d'autres personnes de voir le monde à travers vos yeux. Katja Michael

C'est une chose de photographier les gens. C'en est une autre de faire en sorte que les autres s'intéressent à eux en révélant le cœur de leur humanité. Paul Strand


Annick Martinez Clair Obscur Collection du CIRP Vol.1 2007, p115 à 136 à télécharger là :

http://www.cirp.uqam.ca/documents%20pdf/Collection%20vol.%201/7.Martinez.pdf


0 Commentaires